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La malédiction des ressources

Le phénomène désigné dans le débat scientifique et politique par l’expression « malédiction des ressources » renvoie à une question fondamentale : pourquoi les pays riches en ressources naturelles minérales et fossiles restent-ils souvent prisonniers de la pauvreté ?

La malédiction des ressources n’affecte cependant pas tous les pays de la même façon ; elle n’a rien non plus d’un destin inéluctable. Des pays dépendants de leurs ressources naturelles comme le Botswana, le Canada, l’Indonésie, la Norvège ou le Sultanat d’Oman sont parvenus à exploiter leurs richesses avec discernement. Même en Afrique d’ailleurs, la croissance économique des pays dépendants des ressources naturelles est plus forte que celle des pays qui en sont dépourvus. Il est clair pourtant que les pays riches en matières premières devraient croître davantage qu’ils ne le font en réalité. Si cette richesse était utilisée pour lutter contre la pauvreté, elle permettrait de réduire de moitié l’extrême pauvreté d’ici à 2030, soir extraire 540 Millions d’être humains de l’indigence.  

Le problème devient plus clair encore lorsqu’on s’intéresse aux indicateurs de développement. Douze des vingt-cinq pays déplorant les plus hauts taux de mortalité infantile à l’échelle mondiale sont des pays africains riches en ressources naturelles. Au Nigeria ou en Angola, par exemple, la pauvreté a fortement augmenté au cours de la dernière décennie, en dépit de la croissance générée par le boom pétrolier. Si la Guinée équatoriale se classe à la quarante-cinquième place mondiale au niveau du PIB par habitant, elle occupe le 136e rang mondial (sur 187) au classement de l’indice de développement humain du PNUD.

Ce clivage impressionnant entre croissance économique et développement humain s’explique en premier lieu par la distribution très inégalitaire des revenus dans les pays riches en ressources naturelles. L’Angola est à ce titre un cas d’école : même au terme de dix ans d’une croissance économique spectaculaire dopée par l’exploitation pétrolière et diamantifère, la moitié de la population angolaise vit sous le seuil de pauvreté, avec un revenu quotidien inférieur à 1.25 dollar.

Dans l’« Africa Progress Report » 2013, l’ancien secrétaire général des Nations unies Kofi Annan identifie trois raisons expliquant la pauvreté endémique qui sévit dans les pays riches en ressources naturelles :

  • Les dépenses et investissements publics ne sont pas alloués à la lutte contre la pauvreté.
  • Le secteur des matières premières n’est pas suffisamment connecté à l’économie nationale ; il génère de la croissance, mais trop peu de places de travail.
  • Les gouvernements des pays d’origine ne sont pas capables de retenir correctement la part des ressources naturelles qui leur reviendrait de droit. A ce sujet, le rapport relève que « le degré auquel les gouvernements sont capables de capturer au profit des caisses publiques une part adéquate de la fortune résultant de l’exportation de ressources minérales dépend de l’efficacité du système d’imposition et des pratiques des investisseurs. Plusieurs pays (…) perdent des recettes du fait d’une gestion insuffisante des concessions, de la fiscalité agressive des sociétés exploitantes, de l’évasion fiscale et de la corruption. » 

Au cours des dernières années, l’exploitation des matières premières a significativement augmenté dans les pays en développement, et avec elle les conséquences catastrophiques de la malédiction des ressources. En 2011, l’économie de 81 pays dépendait essentiellement de l’exploitation des matières premières. En 1995, ce constat n’était valable que pour 58 pays. La plupart des Etats ajoutés sur la liste dans l’intervalle sont des pays en développement. Aujourd’hui, 69% de la population mondiale en situation d’extrême pauvreté vit dans des pays en développement dépendant des matières premières. La moitié des réserves connues de minerais, de pétrole et de gaz se trouvent dans ces pays.

La responsabilité de la Suisse

Des estimations conservatrices provenant du Département fédéral des finances (DFF) évaluent la part de marché helvétique dans le négoce mondial des matières premières à 20%, ce qui fait de la Suisse la première place mondiale pour ces activités. Dans son ensemble, le secteur suisse des matières premières regroupe quelque 500 entreprises, dont la plupart (en particulier une myriade de petites sociétés) sont principalement actives dans le négoce. L’essentiel des activités de la branche sont cependant concentrées au sein d’une poignée de grandes firmes (Vitol, Glencore, Trafigura, Mercuria et Gunvor).

En tant que pays hôte des sociétés du secteur des matières premières, la Suisse a la responsabilité de prendre des mesures proactives visant à combattre la malédiction des ressources dans les pays où ces firmes sont présentes. Entre 2011 et 2013, près de 25 pourcent du pétrole mis en vente par les Etats et les compagnies publiques en Afrique ont été alloués à des négociants suisses. Ceux-ci ont acheté plus de 500 millions de barils, d’une valeur totale de quelque 55 milliards de dollars, ce qui représente l’équivalent de 12% des recettes budgétaires cumulées de ces Etats et deux fois l’aide au développement qui leur a été versée durant cette période.

Publié au printemps 2013, le « Rapport de base : matières premières » du Conseil fédéral a reconnu l’acuité de la malédiction des ressources. L’administration fédérale y relève que « l'importance croissante du secteur [des matières premières] lance [des] défis sérieux, notamment en rapport avec les droits de l'homme et la situation environnementale dans les pays exportateurs, la lutte contre la corruption et le phénomène dit de la « malédiction des matières premières » dans des pays en développement. Des risques pour la réputation de certaines entreprises et de la Suisse elle-même sont liés à ces défis, notamment si le comportement d'entreprises domiciliées en Suisse devait se démarquer des positions défendues et soutenues par la Suisse dans les domaines de la politique de développement, de la promotion de la paix, des droits de l'homme ainsi que des standards sociaux et environnementaux. »

Les débats publics et parlementaires ayant suivi la publication du rapport de base du Conseil fédéral ont conclu que la Suisse, en tant que pays hôte des principales sociétés de négoce des matières premières, doit assumer ses responsabilités en régulant leurs activités afin de réduire la malédiction des ressources. Un processus législatif a donc été lancé. Il a abouti à la promulgation de la loi sur les matières premières (LMAP) et de la loi sur la ROHMA (LROHMA). Celles-ci définissent des devoirs de diligence spécifiques et des standards de conduite pour les sociétés ainsi que des mécanismes de contrôle et de contrainte (« Enforcement ») pour la ROHMA, permettant ainsi à la Suisse de combattre la malédiction des ressources.